Tôru TAKEMITSU |
Au vu du degré de célébrité
du compositeur, il sera aisé de débusquer une
biographie sérieuse sur la Toile (1930-1996). Nous nous contenterons donc ici de proposer des pistes pour l'écoute de la musique de Takemitsu, y compris à partir d'une fort belle citation synthétique, ainsi que quelques renseignements pratiques qui s'étofferont au fil du temps. [Et pour lire d'autres notices du même auteur, voir ici.] |
* Musique
de Takemitsu * |
Statut des dissonances |
On ne constatera pas chez Takemitsu de culte
de la dissonnance, comme ce pourrait être le cas depuis son
émancipation, à la suite des expérimentations
dodécaphoniques sérielles - qui elles-mêmes,
sans le savoir, succédaient à d'autres tentatives d'élargissement
ou d'abolition de la tonalité. Elle n'est pas recherchée
comme valeur esthétique suprême, meilleure par la tension
qu'elle génère, mais n'est jamais évitée.
|
Hédonisme, couleurs, abondance. |
Le langage de Takemitsu peut être considéré
comme très accessible, essentiellement en raison de sa
conception hédoniste du son, privilégiant explicitement
le climat, la couleur. Cela se traduit par la profusion des entrées
à diverses hauteurs, la diversité et le chevauchement
rythmiques, l'abondance de nuances dynamiques pourtant sans larges
contrastes. Dans Les Yeux Clos (partition reproduite en
fond), Takemitsu indique l'importance des changements subtils de couleur
dans ses pièces, qu'il obtient par superposition de touches de
nuances dynamiques, de timbres d'instruments ou de hauteurs. |
Inspiration d'après nature, sans figuralisme |
De façon récurrente, les pièces
de Tôru Takemitsu portent des titres évoquant
des présences naturelles ou des paysages choisis. C'est
que, s'il utilise les techniques de compositions contemporaines
- il a en effet quantitativement peu employé les instruments
traditionnels nippons, et dans des pièces qui ne sont pas
toutes majeures -, il choisit de puiser son inspiration dans sa culture
japonaise. Ce ne sont pas véritablement des oeuvres à programme. Le paysage n'est pas qu'un prétexte de titre, mais sa figuration est abstraite. Il s'agirait plutôt d'une description conceptuelle du paysage en tant qu'inspirateur, en tant qu'atmosphère dont peu se nourrir la réflexion compositionnelle. Le plus amusant réside sans doute dans ce petit paradoxe : la profusion de petits motifs n'est pas issue d'un figuralisme quelconque ; il s'agit presque d'une description précise de détails abstraits, constitutifs non pas du paysage contemplé, mais de son atmosphère, ou plutôt de l'inspiration qui est issue de celle-ci ! Pourtant, c'est toujours progresser sur un terrain glissant que de tenter de définir la part du modèle dans de telles réalisations musicales. Tout cela ne relève que de l'observation auditive. Takemitsu a rédigé un essai dans lequel il livre sa propre perception de ce phénomène. Parce qu'il est difficile d'établir la juste nuance entre le refus d'une musique à programme et la revendication de sources d'inspirations visuelles précises. |
Atemporalité |
Peut-être que ce qui frappe le plus, d'emblée,
dans les oeuvres de Takemitsu, est l'étrangeté de la position du temps. Cette musique paraît en effet totalement émancipée du temps, en ce que son déroulement semble ne pas s'incrire dans la temporalité linéaire ou circulaire qui régit pourtant inévitablement l'organisation musicale. Ainsi, contrairement à l'organisation traditionnelle de la musique, avec le développement suivant la réexposition, ou les modulations, apportant progressivement des éléments qui modifient et enrichissent le thème, ou le variant, contrairement à cet usage, les pièces de Tôru Takemitsu semblent autant de fresques sur lesquelles se dépose le regard dans un ordre donné, et néanmoins très librement. Car le caractère très coloré du langage, les ruptures constantes, juxtaposant de petites sections, détachent facilement l'intérêt des oeuvres de leur progression temporelle contingemment linéaire. On éprouve dès lors presque de la réserve à parler de la musique, face à cette pâte sonore si singulièrement visuelle, et pourtant sans programme perceptible, du moins autrement que par le titre et la précision qu'il apporte sur la référence inspiratrice. Pourtant, l'organisation complexe et précise du chevauchement ou de la juxtaposition de rythmes variés, et même, parfois (Uninterrupted rests, 1965), la présence de reprises, démentent, à la lecture de la partition, l'impression de relative égalité du niveau sonore et d'aléatoire de la ligne (au contraire très pensée). L'impression de suspension provient en réalité, quant à elle, des composantes miniatures subtilement contrastées, rythmiquement et dynamiquement, qui forment les pièces. |
* A partir d'une citation...
* |
in Christine Labroche, Oeuvres complètes -
Correspondance publique (inédit) |
(...)
chez Takemitsu, on demeure dans le son et son développement, on
reste dans la phrase et non dans l'expectative d'une suite toute occidentale. [...] Et le regard se pose ci et là et les couleurs changent et les rythmes varient... [...] Takemitsu structure parfois sa musique comme le regard d'un promeneur sur un jardin japonais beau et poétique, où chaque élément est cependant pensé, chaque effet pesé, où la dynamique des mouvements de l'herbe est différente de celle des plantes ou des branches, des feuillages, différente encore de la dynamique statique des pierres, ou du sable plus mobile, où les couleurs, la lumière et les climats du jardin varient aussi selon les angles de point de vue et les endroits où se pose le regard. La promenade se termine là où elle a commencé mais le jardin et le promeneur ne sont plus tout à fait les mêmes, et ce n'est pas une fin mais une subtile ouverture... On en entend la traduction compositionnelle en termes de structure, rythmes, variations, couleurs, timbres et textures, et dans les strates complexes de son et les dynamiques polyrythmiques des riches sons qui naissent et passent... |
Court commentaire d'une synthèse idéale |
Difficile de dire
quelque chose après une synthèse d'une telle qualité.
Quelques succinctes impressions tout de même. Ce court texte résume admirablement l'essence de la musique de Takemitsu, aussi bien sa poésie que ses caractéristiques d'écriture. C'est vraiment cela : d'emblée, on constate la présence ambiguë du paysage : omniprésent dans l'inspiration et la représentation musicale, et pourtant jamais réellement décrit. On ne ressent pas de nécessité temporelle, et pourtant, il faut bien que tout se déroule chronologiquement. La musique, bien qu'elle se dévoile nécessairement linéairement, semble soumise aux lois de regard : il n'y a pas de couple tension-résolution qui implique une attente comme dans la tradition musicale occidentale, elle peut être contemplée à loisir, conservant toujours le même visage dans une même pièce - mais marquant toujours plus profondément le spectateur à la découverte de ses incroyables facettes, au cours de l'exploration qu'elle propose. Difficile de mieux exposer la densité de cette écriture que ne le fait Christine Labroche : les complexes intrications rythmiques et dynamiques, leurs superpositions, enfin des changements de ces paramètres sans transitions qui possèdent le charme de ce coup d'oeil qui renouvellerait la perception d'un même paysage sonore, tout est ici idéalement synthétisé avec un élan très poétique, où la juxtaposition variée mais homogène des propositions d'une longue phrase reflète très exactement la technique d'écriture musicale de Takemitsu. |
* Renseignements Pratiques * |
Editeurs |
Salabert,
puis Schott (coupure exactement à la moitié des
oeuvres pour piano, entre Les Yeux Clos, 4/8, et Les
Yeux Clos II, 5/8). |